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Mon cher Maître
Vous avez ainsi défini la tradition en répondant à ceux qui laconsidèrent comme un poids mort, lourd et inutile à traîner:
"La tradition, ce n'est pas ce qui est mort; c'est, au contraire,ce qui vit; c'est ce qui survit du passé dans le présent; c'est cequi dépasse l'heure actuelle; et de nous tous, tant que noussommes, ce ne sera, pour ceux qui viendront après nous, que ce quivivra plus que nous."
La connaissance de nos origines nous aide à comprendre notredestin, et nous ne pouvons être heureux et bienfaisants qu'en nousdéveloppant dans la direction de nos sensibilités naturelles, eten acceptant de prendre rang dans la chaîne des générations quirattache le passé à l'avenir. Loin de comprimer nos puissancesd'agir, la famille et le sol natal leur impriment une direction.Je me souviens de m'être passionné, en lisant Le Play, pour cettefamille Mélouga, qui défendit avec acharnement son patrimoine,parce qu'elle confondait son histoire avec celle de la terre.J'avais rencontré en Savoie tant d'aventures semblables! Mais laterre et les morts qui préparent notre sensibilité, nous lesemportons dans notre coeur, si nous avons puisé dans la traditionl'essentiel, c'est-à-dire l'honneur et cette force de vivre quecommunique le sentiment de la durée incarné dans la famille.
J'ai tenté, dans les Roquevillard, d'illustrer ces faitsd'observation. En l'accueillant à la Revue des Deux Mondes, vousavez donné à cet ouvrage, mon cher maître, l'appui de votreapprobation, et je désire vous exprimer ici la fierté et lagratitude que j'en éprouve.
Du sommet du coteau, la voix de M. François Roquevillard descenditvers les vendangeuses qui, le long des vignes en pente,allégeaient les ceps de leurs grappes noires.
—Le soir tombe. Allons! un dernier coup de collier.
C'était une voix bienveillante, mais de commandement. Ellecommuniqua de l'agilité à tous les doigts, et courba les épaulesdes ouvrières qui flânaient. Avec bonne humeur, le maître ajouta:
—Le matin, elles sont plus légères que des alouettes, et l'après-midi, elles bavardent comme des pies.
Cette réflexion provoqua des rires unanimes:
—Oui, monsieur l'avocat.
On n'appelait jamais autrement le maître de la Vigie. La Vigie estun beau domaine, bois, champs et vignes, d'un seul tenant, situé àl'extrémité de la commune de Cognin, à trois ou quatre kilomètresde Chambéry. On y accède en suivant un chemin rural et entraversant un vieux pont jeté sur l'Hyère aux eaux basses. Ildomine la route de Lyon qui, jadis, reliait la Savoie à la Franceà travers les roches taillées des Échelles. Son nom lui vientd'une tour qui couronnait le mamelon et dont il ne reste plusaucun vestige. Il appartient depuis plusieurs siècles à la familleRoquevillard qui l'a agrandi peu à peu, ainsi qu'en témoignent lamaison de campagne et les communs bâtis de pièces et de morceaux,ensemble d'une harmonie contestable, mais expressif comme unvisage de vieillard, où toute une vie se résume. Ici, c'est lepassé d'une forte race fidèle à la terre natale. Les Roquevillardsont, de père en fils, gens de loi. Ils ont donné des bâtonniersau barreau, des juges, des présidents à l'ancien