Histoire contemporaine
Monsieur Bergeret à Paris
par
ANATOLE FRANCE (A.-F. THIBAULT)
I
M. Bergeret était à table et prenait son repasmodique du soir; Riquet était couché à sespieds sur un coussin de tapisserie. Riquet avait l'âmereligieuse et rendait à l'homme des honneurs divins. Iltenait son maître pour très bon et trèsgrand. Mais c'est principalement quand il le voyait àtable qu'il concevait la grandeur et la bonté souverainesde M. Bergeret. Si toutes les choses de la nourriture luiétaient sensibles et précieuses, les choses de lanourriture humaine lui étaient augustes. Ilvénérait la salle à manger comme un temple,la table comme un autel. Durant le repas, il gardait sa place auxpieds du maître, dans le silence etl'immobilité.
--C'est un petit poulet de grain, dit la vieilleAngélique en posant le plat sur la table.
--Eh bien! veuillez le découper, dit M. Bergeret,inhabile aux armes, et tout à fait incapable de faireoeuvre d'écuyer tranchant.
--Je veux bien, dit Angélique; mais ce n'est pas auxfemmes, c'est aux messieurs à découper lavolaille.
--Je ne sais pas découper.
--Monsieur devrait savoir.
Ces propos n'étaient point nouveaux; Angéliqueet son maître les échangeaient chaque fois qu'unevolaille rôtie venait sur la table. Et ce n'étaitpas légèrement, ni certes pour épargner sapeine, que la servante s'obstinait à offrir aumaître le couteau à découper, comme un signede l'honneur qui lui était dû. Parmi les paysansdont elle était sortie et chez les petits bourgeoisoù elle avait servi, il est de tradition que le soin dedécouper les pièces appartient au maître. Lerespect des traditions était profond dans son âmefidèle. Elle n'approuvait pas que M. Bergeret ymanquât, qu'il se déchargeât sur elle d'unefonction magistrale et qu'il n'accomplit pas lui-même sonoffice de table, puisqu'il n'était pas assez grandseigneur pour le confier à un maître d'hôtel,comme font les Brécé, les Bonmont et d'autresà la ville ou à la campagne. Elle savait àquoi l'honneur oblige un bourgeois qui dîne dans sa maisonet elle s'efforçait, à chaque occasion, d'y ramenerM. Bergeret.
--Le couteau est fraîchement affûté.Monsieur peut bien lever une aile. Ce n'est pas difficile detrouver le joint, quand le poulet est tendre.
--Angélique, veuillez découper cettevolaille.
Elle obéit à regret, et alla, un peu confuse,découper le poulet sur un coin du buffet. A l'endroit dela nourriture humaine, elle avait des idées plus exactesmais non moins respectueuses que celles de Riquet.
Cependant M. Bergeret examinait, au dedans de lui-même,les raisons du préjugé qui avait induit cette bonnefemme à croire que le droit de manier le couteau àdécouper appartient au maître seul. Ces raisons, ilne les cherchait pas dans un sentiment gracieux et bienveillantde l'homme se réservant une tâche fatigante et sansattrait. On observe, en effet, que les travaux les pluspénibles et les plus dégoûtants duménage demeurent attribués aux femmes, dans lecours des âges, par le consentement unanime des peuples. Aucontraire, il rapporta la tradition conservée par lavieille Angélique à cette antique idée quela chair des animaux, préparée pour la nourriturede l'homme, est chose si précieuse, que le maîtreseul peut et doit la partager et la dispenser. Et il rappela dansson esprit le divin porcher Eumée recevant dans sonétable Ulysse qu'il ne reconnaissait pas, mais qu'iltraitait avec honneur comme un hôte envoyé par Zeus.«Eumée se leva pour faire les parts,