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Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
traduit du russe parJ.-W. Bienstock et Charles Torquet — 1906
Table des matières
Sa retraite prise, mon oncle, le colonel Yégor Ilitch Rostaniev,se retira dans le village de Stépantchikovo où il vécut en parfaithobereau. Contents de tout, certains caractères se font à tout;tel était le colonel. On s'imaginerait difficilement homme pluspaisible, plus conciliant et, si quelqu'un se fût avisé de voyagersur son dos l'espace de deux verstes, sans doute l'eût-il obtenu.Il était bon à donner jusqu'à sa dernière chemise sur premièreréquisition.
Il était bâti en athlète, de haute taille et bien découplé, avecdes joues roses, des dents blanches comme l'ivoire, une longuemoustache d'un blond foncé, le rire bruyant, sonore et franc, ets'exprimait très vite, par phrases hachées. Marié jeune, il avaitaimé sa femme à la folie, mais elle était morte, laissant en soncoeur un noble et ineffaçable souvenir. Enfin, ayant hérité duvillage de Stépantchikovo, ce qui haussait sa fortune à six centsâmes, il quitta le service et s'en fut vivre à la campagne avecson fils de huit ans, Hucha, dont la naissance avait coûté la viede sa mère, et sa fillette Sachenka, âgée de quinze ans, quisortait d'un pensionnat de Moscou où on l'avait mise après cemalheur. Mais la maison de mon oncle ne tarda pas à devenir unevraie arche de Noé. Voici comment.
Au moment où il prenait sa retraite après son héritage, sa mère,la générale Krakhotkine, perdit son second mari, épousé quelqueseize ans plus tôt, alors que mon oncle, encore simple cornette,pensait déjà à se marier.
Longtemps elle refusait son consentement à ce mariage, versantd'abondantes larmes, accusant mon oncle d'égoïsme, d'ingratitude,d'irrespect. Elle arguait que la propriété du jeune hommesuffisait à peine aux besoins de la famille, c'est-à-dire à ceuxde sa mère avec son cortège de domestiques, de chiens, de chats,etc. Et puis, au beau milieu de ces récriminations et de ceslarmes, ne s'était-elle pas mariée tout à coup avant son fils?Elle avait alors quarante-deux ans. L'occasion lui avait paruexcellente de charger encore mon pauvre oncle, en affirmantqu'elle ne se mariait que pour assurer à sa vieillesse l'asilerefusé par l'égoïste impiété de son fils et cette impardonnableinsolence de prétendre se créer un foyer.
Je n'ai jamais pu savoir les motifs capables d'avoir déterminé unhomme aussi raisonnable que le semblait être feu le généralKrakhotkine à épouser une veuve de quarante-deux ans. Il fautadmettre qu'il la croyait riche. D'aucuns estimaient que, sentantl'approche des innombrables maladies qui assaillirent son déclin,il s'assurait une infirmière. On sait seulement que le généralméprisait profondément sa femme et la poursuivait à toute occasiond'impitoyables moqueries.
C'était un homme hautain. D'instru