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1864
C'est sous le Consulat, à un dîner chez la marquise de Condorcet, où setrouvaient plusieurs des personnes des plus remarquables de ce temps,que je vis pour la première fois la belle madame Mansley, cettespirituelle Ellénore qu'un homme justement célèbre a choisie pourl'héroïne d'un roman qui, sauf quelques voiles très-diaphanes, montreavec confiance la vérité des caractères plutôt que celle des faits.Le portrait qu'a tracé Adolphe d'Ellénore, écrit sous l'influence d'unsentiment intéressé, est bien celui qu'il a vu, mais non pas celui quila ferait reconnaître par ses parents et par ses amis. L'amour n'est passujet à voir juste; celui d'Adolphe, qui éprouvait également le besoinde se vanter et de se décrier, devait louer et blâmer à faux la causede toutes ses inconséquences de coeur; mais qui oserait médire desillusions qui ont produit un si charmant ouvrage!
J'étais ravie de me rencontrer avec cette femme dont j'entendais parlerchaque jour d'une si différente manière. Pour les uns, c'était unepersonne d'un grand caractère, dont l'âme noble, l'esprit indépendant etle ton austère étaient l'objet d'une admiration respectueuse. Pourles autres, c'était une femme bizarre, passionnée, orgueilleuse,inconséquente, prude et légère, conciliant une extrême sévérité deprincipes avec la situation la plus équivoque. Son caractère et sesqualités variaient en raison du plus ou moins d'occasions qu'on avaiteues de la connaître et de se l'expliquer.
Pour cette masse d'indifférents qui classent les femmes par rang et nonpar espèce, madame Mansley était tout simplement la maîtresse du comtede Savernon. Pour les gens distingués dont elle aimait à s'entourer,c'était l'amie dévouée à qui M. de Savernon devait la conservation desa fortune et de sa vie; car elle s'était exposée au danger de périr surl'échafaud pour obtenir des rois de la Terreur les passeports,ensuite les certificats de résidence qui avaient assuré la liberté etl'existence de toute la famille de M. de Savernon. En reconnaissancedu sentiment auquel il devait son bonheur et celui de tous ceux qui luiétaient chers, M. de Savernon consacrait sa vie à Ellénore. On savaitque l'opposition de madame la marquise de Savernon au divorce demandépar son mari était le seul obstacle au mariage de ce dernier avec madameMansley, et cet avenir de mariage suffisait aux gens que les avantagesd'une bonne maison et d'une société agréable captivent avant tout.D'ailleurs, à cette époque, on n'était pas rigide, ou, pour mieux direl'indulgence se portait alors sur le mérite et les agréments, comme ellese porte aujourd'hui sur l'argent et l'égoïsme.
Les talents, les célébrités, les gens distingués de toutes les classes,échappés comme par miracle à la faux révolutionnaire, se réunissaientalors avec une joie mêlée de regrets, comme ces naufragés qui pleurentet s'embrassent après avoir vu périr le vaisseau qui portait leurfortu