COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
REVUE MENSUELLE.
XVIII
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institutet de la Marine, rue Jacob, 56.
UN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINE
TOME DIX-HUITIÈME.
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43.
1864
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
Aristote est un des grands types de l'esprit humain, peut-être leplus grand, si la justesse de l'esprit fait partie de sa perfection.
Nous allons l'étudier ensemble; mais je (p. 6) dois d'abord vousdire comment j'ai pu le connaître et lui donner sa place, la premièrede toutes, dans le catalogue des grandes et saines intelligences.
Il lui fallait un traducteur digne de lui. Je ne savais du grecclassique que ce que l'enfance en apprend dans les premières études,et ce que l'âge mûr en fait oublier. J'étais incapable d'interprétersans guide et sans maître ni Homère, ni Platon, ni Aristote. Jecherchais quelqu'un; le hasard, cette providence des hommes quicherchent, me le fit rencontrer au milieu des flots turbulents d'unerévolution populaire, à la tête de laquelle j'avais été jeté; voicicomment:
En 1848, pendant que j'étais submergé par des masses de citoyensagités, tantôt à l'hôtel de ville de Paris, tantôt dans les ruesou sur les places publiques, tantôt à la tribune de la chambre desdéputés ou de l'Assemblée constituante: 24 février, 27 février,28 février, (p. 7) journée du drapeau rouge; 16 avril, journée desgrands assauts des factions combinées contre les hommes d'ordre; 15mai, journée où la chambre nouvelle violée est dissoute un moment parles Polonais, ferment éternel de l'Europe; journées décisives de juinoù nous combattîmes contre les insensés frénétiques de la démagogie,et où nous donnâmes du sang au lieu de paroles à notre pays: jefus frappé par la physionomie belle, grande, honnête et intrépided'un homme de bien et de vertu, que je ne connaissais pas, mais quej'avais eu le temps de remarquer autour de moi aux éclairs de sonregard. Ce regard d'honnête homme, en tombant calme et serein sur lesfoules, semblait les contenir, les éclairer et les calmer, comme unbeau rayon de soleil sur les vagues écumeuses d'une mer d'équinoxe.Je lui parlais, il me parlait, nous nous entendions à demi-mot; maisje n'osais pas lui demander son nom, de peur de paraître ignorer cequ'on devait supposer que je connaissais. Ce ne fut que longtempsaprès que je demandai tout bas à un des témoins de ces scènes, quiétait cet homme si dévoué et si calme, et qu'on me répondit: «C'estBarthélemy Saint-Hilaire, le traducteur d'Aristote.—Cela ne mesurprend (p. 8) pas,» dis-je à mon tour: «il y a du grec dans cetteintelligence, et de la philosophie dans ce courage.»
Nous nous perdîmes de vue pendant quelque temps; je m'informaiavec anxiété de lui; j'appris que, retiré dans un petit jardin delégumes au milieu d'un faubourg de la banlieue de Meaux, résidencede Bossuet, Barthélemy Saint-Hilaire, après avoir refusé ce qu'on leconjurait d'accepter comme gage de son silence, vivait à Meaux dutravail de ses mai