This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits and
is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format,Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.
Denis Diderot
(1761)
Récit dialogué de Denis Diderot (1713-1784), commencé vers 1761.Plusieurs fois remanié, il fut publié d'après une copie autographepar G. Monval à Paris chez Plon-Nourrit en 1891.
Avant cette date, le texte n'était connu que par une traduction deGoethe (1805), elle-même retraduite en français (1821); puis parune copie autographe, mais défigurée par des interventions de lafille de Diderot, Mme de Vandeul (1823); enfin par les éditions,sensiblement plus fidèles, d'Assézat (1875) et de Tourneux (1884).Le sous-titre de l'oeuvre est Satire seconde parce qu'elle vientaprès la Satire première sur les caractères et les mots decaractère. Étant donné sa forme, on peut entendre le terme desatire dans son sens antique de pot-pourri de libres propos; maisil est possible aussi de le comprendre dans son acception actuellede critique mordante de moeurs ou de personnes, puisque le Neveude Rameau est à l'origine une réaction contre lesantiphilosophes, spécialement Palissot, qui en 1760 avaitridiculisé Diderot et ses amis dans la comédie les Philosophes.LE NEVEU DE RAMEAU
Vertumnis, quotquot sunt, natus iniquis (Horat., Lib. II, Satyr.VII)
Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon habitude d'aller surles cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C'est moiqu'on voit, toujours seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Jem'entretiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût ou dephilosophie. J'abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je lelaisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui seprésente, comme on voit dans l'allée de Foy nos jeunes dissolusmarcher sur les pas d'une courtisane à l'air éventé, au visageriant, à l'oeil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour uneautre, les attaquant toutes et ne s'attachant à aucune. Mespensées, ce sont mes catins. Si le temps est trop froid, ou troppluvieux, je me réfugie au café de la Régence; là je m'amuse àvoir jouer aux échecs. Paris est l'endroit du monde, et le café dela Régence est l'endroit de Paris où l'on joue le mieux à ce jeu.C'est chez Rey que font assaut Légal le profond, Philidor lesubtil, le solide Mayot, qu'on voit les coups les plussurprenants, et qu'on entend les plus mauvais propos; car si l'onpeut être homme d'esprit et grand joueur d'échecs, comme Légal; onpeut être aussi un grand joueur d'échecs, et un sot, comme Foubertet Mayot. Un après-dîner, j'étais là, regardant beaucoup, parlantpeu, et écoutant le moins que je pouvais; lorsque je fus abordépar un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n'en a paslaissé manquer. C'est un composé de hauteur et de bassesse, de bonsens et de déraison. Il faut que les notions de l'honnête et dudéshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête; car ilmontre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sansostentation, et ce qu'il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. Aureste il est doué d'une organisation forte, d'une chaleurd'imagination singulière, et d'une vigueur de poumons peu commune.Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrêtepas; ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vousenfuirez. Dieux, quels terribles poumons. Rien ne dissemble plusde lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve, comme unmalade au dernier degré de la consomption; on compterait ses dentsà travers ses joues. On dirait qu'il a