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UN ENTRETIEN PAR MOIS
TOME QUATRIÈME.
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.
1857
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction àl'étranger.
REVUE MENSUELLE.
IV.
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.
7e de la deuxième Année.
(Suite.)
Maintenant que nous avons vu l'homme et l'influence, voyons lesœuvres. Notre tâche devient ici très-difficile.
Un jour que le poëte Hafiz, ce Musset voluptueux mais philosophe de laPerse, était mollement couché sur son tapis à l'ombre des (p. 002)platanes, au bord des sources de Chiraz, et qu'il s'enivrait à la foisdes parfums écumants de sa coupe, des chants des courtisanes, des pasdes danseuses, et des scintillements des yeux de sa jeune épouseLeïla, ces lueurs du ciel de l'âme, un de ses amis s'avisa de luidire: «Hafiz! qu'est-ce que l'ivresse?»
Le poëte acheva de vider la coupe à demi-pleine que cetteinterrogation inattendue avait suspendue un moment entre la main etles lèvres; il regarda amoureusement le front rougissant de Leïla, ilrespira à longue haleine le bouquet de fleurs de jasmin et decitronniers qui jonchaient le tapis, puis, gardant un long silencecomme un sage qui cherche une réponse et qui n'en trouve pas dans sonesprit: «L'ivresse? dit-il, je ne sais pas, mais enivre-toi, c'est maseule réponse.» Prenant alors sur le tapis un des bouquets des millefleurs diverses dont ses esclaves avaient paré la table de nacre dufestin et couronné les jarres, il le donna à respirer à son ami:«Réponds à ton tour, lui dit-il, et analyse si tu peux, dans l'odeurenivrante qu'exhale ce bouquet, chacun des mille parfums dont ceparfum innommé se compose; dis-moi ce qui est santé (p. 003) et cequi est poison dans l'invisible haleine de toutes ces fleurs?»
L'ami respira et se tut longtemps comme Hafiz, après avoir respiré lebouquet de fleurs. «Je ne sais pas ce qui est sain; je ne sais pas cequi est méphitique, dit-il au poëte, je ne puis pas décomposer ce quiéchappe à mes yeux et à mes doigts, mais les couleurs sont ravissanteset le parfum est délicieux.»—«Laisse-moi donc vider ma coupe etregarder Leïla,» poursuivit Hafiz, et il acheva nonchalamment desavourer son double délire.
Quant à nous, en face de ces deux volumes de poésie d'Alfred deMusset, notre rôle de critique est bien différent du rôle d'Hafiz etde son ami en face du festin et des danseuses de Perse. Nous nepouvons pas dire comme Hafiz: «Laissez-moi vider ma coupe» sans savoirquelle lie amère il peut y avoir au fond du verre, et quel déboiresuivra l'ivresse? Nous ne pouvons pas dire comme le convive d'Hafiz:«Laissez-moi respirer le bouquet» sans savoir quelle salubrité ouquel poison contiennent (p. 004) les coupes colorées de ces fleurs.Nous écrivons pour la chaste jeunesse et pour les sages, nousn'écrivons pas p