PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31
M DCCC LXXXIX
A
mon cher biographe et ami
M. DE LESCURE
je dédie bien affectueusement
cette simple histoire.
F.C.
uand le curé eut donné l'absouteet quand les amis etconnaissances du défunt, sortisles premiers de l'église après avoir jetél'eau bénite, se furent formés en petitsgroupes sur la place Saint-Thomasd'Aquin, des conversations s'engagèrententre ces hommes du monde, heureux derespirer l'air vif, au clair soleil de mars,après l'ennui d'une messe interminable,dans l'atmosphère suffocante de l'encenset du calorifère.
—Ce pauvre Bernard... C'est dur, toutde même... Boucler sa malle à quarante-deuxans!
—Sans doute. Mais il ne s'est pas assezménagé, convenez-en. En voilà un quiaura fait la fête, hein!...
—Et dit souvent: «J'en donne», àl'écarté.
—Et usé le tapis de l'escalier de Bignon.
—Il y a eu de l'albuminerie dans sonaffaire, n'est-ce pas?
—Une vie brûlée, quoi!... Le jeu, lesfemmes, la bonne chère... L'équipage dudiable... Est-ce qu'il n'était pas un peuruiné?
—Pas du tout. Il venait encore de réaliserune vieille tante de cinq à six centmille francs. Il doit, au contraire, laisserà sa veuve et à son fils une très jolie fortune.
—Alors, la belle madame Bernard seremariera.
—Qui sait? Peut-être pas, à cause dupetit. Il paraît qu'elle adore son fils.
En somme, on regrettait peu ce mortde première classe, porté en terre avectout le luxe dont sont capables les Pompesfunèbres: messe chantée, fleurs de Nice,torchères à flamme verte autour du catafalque.Et le plus beau maître des cérémonies!Oh! un gaillard superbe, avec l'airde morgue et les favoris blancs d'un vieuxpair d'Angleterre, un homme précieux quel'administration ne sortait que dans lesgrands jours et qui avait joué autrefois lespères-nobles en province, s'il vous plaît!Mais, malgré tout cet apparat, le défunt,M. Bernard des Vignes, député et membredu conseil général de la Mayenne, ancienofficier de cavalerie, chevalier de la Légiond'honneur, etc., était traité selon ses méritesdans les entretiens échangés à voixbasse, derrière les mains gantées de noir.
Et, de fait, il n'avait été qu'un viveurvulgaire, sans grâce, sans élégance, restéprovincial malgré ses quinze ans de Paris.Rien de plus banal que son histoire. Riche,il épousait à vingt-huit ans la fille d'unsénateur corse, ami personnel de NapoléonIII, l'admirable Mlle Antonini, dontla beauté de transtévérine faisait alorssensation aux Tuileries et à Compiègne.Pendant quelque temps, il l'aimait, à samanière. Puis, tout à coup, sottement etinjustement jaloux de sa femme, il démissionnaitde son grade de lieutenant auxdragons de l'Impératrice, s'enfouissait dansses terres, y prenait de lourdes habitudes,ne quittait plus ses bottes de chasse etfumait sa pipe à table, après le café, ensirotant des petits verres. Un fils lui naissait,seule consolation de Mme Bernard,bientôt négligée par l'ancien libertin degarnison, qui, après deux ans de ménage,allait souvent à Paris tirer une bordée dematelot, et qui, dans ses sorties de chasse,tout en déjeunant d'une rustique omelettesur un coin de