Dans le remous des idées générales, dans la fluctuation des vuesd'ensemble, dans le va-et-vient des systèmes qui, pour un court espacede temps, réussissent à grouper les croyances, à retenir et fixer lesconvictions, un phénomène s'observe, à peu près invariable à travers lesâges.
Il se détache nettement du décor mobile qui l'encadre, il sollicite à unhaut point l'attention du sociologue.
[p.VI] Il caractérise une phase intéressante de la vie mentale del'humanité, une période ne semblant pas, à vrai dire, devoir se clorebientôt. Elle embrasse la préhistoire entière de la philosophie, lasuite continue de siècles qui, après avoir fondé les religions,s'adonnèrent à la culture des abstractions métaphysiques.
Durant la longue enfance de la philosophie, ce phénomène demeura normaldans l'acception usuelle du mot. Il se reproduit encore sous nos yeux;mais déjà des traits pathologiques le déforment.
Il consiste essentiellement dans la rencontre de deux grandes ondescérébrales qui se dirigent en sens inverse: le monisme etl'agnosticisme. L'esprit de synthèse s'épuisa à vouloir les refoulerdans le même lit. Mais une série intermittente d'affaiblissements et detriomphes, de défaites et d'exaltations de la pensée abstraite marquacette entreprise immédiatement vaine.
[p.VII] La philosophie du xixe siècle suivit les voies de lamétaphysique qui l'avait précédée et qui, à son tour, s'était modeléesur les traditions monothéistes des religions supérieures. Elle allia,d'une façon à la fois inconsciente et profondément irrationnelle, larecherche de l'unité au dualisme de la connaissance. Elle fit revivre leplus périlleux et le plus déshonorant des illogismes.
Nous eûmes déjà, en des travaux antérieurs[1], l'occasion de releverquelques traits déterminant cette antinomie fondamentale; celui-ci, parexemple: que les tentatives de synthèse universelle dues aux efforts desplus notables parmi les penseurs contemporains, les Kant, les Comte, lesSpencer, établissaient une objection écrasante contre leur agnosticisme,formel ou latent. Nous ne jugeons que par contraste, disions-nous à cepropos, et le noir ne se perçoit vraiment [p.VIII] noir que s'il s'étaleà côté du blanc. Ainsi du monisme qui, en tant que vérité d'ordreparticulier, psychologique, sert à dévoiler le vice caché des méthodesgénérales du philosophe. On blesse les lois élémentaires de la logiqueen accouplant la thèse qui affirme l'unité dernière des choses et cellequi constate notre impuissance de scruter le fond immuable de la nature.Et par surcroît, on s'expose aux dures représailles prévues par la loide l'identité des contraires. On tombe dans l'erreur qui consiste àprendre la négation de l'unité, de la connaissance pure et abstraite,l'incognoscible, pour quelque chose de distinct, de réellement séparé dumonde phénoménal.
Sous ce rapport, ajoutions-nous[2], les philosophies se groupent en deuxgrandes classes. Dans l'une on trouve Démocrite, Giordano Bruno,Spinoza, Leibnitz, Fichte, [p.IX] Hegel, Schopenhauer, Spencer, tous lesesprits assez audacieux pour s'imposer la tâche