EXPIATION
3047-81. — Corbeil. Typ. Crété.
PARIS
CALMANN LÉVY ÉDITEUR
1881
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EXPIATION
C..., 28 octobre 1878.
Tout est terminé : le testament de monpère a été ouvert, les comptes sont réglés.Je viens de signer une procuration pourfaire vendre la vieille maison, mon uniquehéritage paternel ; j’ai écrit en mêmetemps à ma cousine Renée de Hauteville,la seule parente qui me reste en ce monde,pour lui dire que j’accepte l’hospitalitéqu’elle a la bonté de m’offrir. En le faisant,[p. 2]j’ai cédé aux instances de madame de Favergeset aux raisons péremptoires du notaire.Je n’ai pas assez pour vivre. De lafortune de mon père il ne reste rien ; sesvoyages scientifiques, sa passion de bibliophilel’ont absorbée. L’incurie de son administrationa consommé sa ruine. Toutefoisj’aurais préféré rester ici, y végéter aujour le jour et attendre que, remise ducoup qui m’a frappée, je puisse songer àun avenir de travail.
C’est demain que je pars. Probablementje ne reviendrai jamais dans cette demeure.Si inhospitalière, si triste qu’elle m’ait été,j’éprouve en la quittant une sorte de regret,et je revis par la pensée dans les annéesécoulées, tellement il est vrai que l’ons’attache aux lieux où l’on a le plus souffert !Je me souviens, comme si c’était hier, dujour où j’y suis entrée pour la premièrefois. Ma marraine venait de mourir. Depuisla catastrophe qui avait brisé notre vie de[p. 3]famille en dispersant notre intérieur, depuisle jour fatal où ma mère avait disparuet où ma marraine m’avait emmenéecomme une enfant maudite, je vivais auprèsd’elle et n’avais pas revu mon père.En la perdant, j’avais perdu mon asile.Mon père m’écrivit alors de le rejoindre.J’arrivai à C... Aucune parole de bienvenuene m’y accueillit, et dès cette heure il futavec moi ce qu’il devait être jusqu’à cellede sa mort.
Notre vie en commun commença. Dansles premiers temps j’avais espéré un rapprochement ;je lui demandai de me permettrede lui faire la lecture, de me laisserprendre des notes pour lui. Il refusa.Néanmoins je revins à la charge, mais unjour il me traita si rudement que je n’osaiplus tenter le moindre effort.
— Thérèse, me dit-il, cessez vos importunités,elles m’irritent inutilement. Vousne pouvez m’aider en rien ; les femmes[p. 4]n’entendent quoi que ce soit aux chosesintellectuelles et ne savent que confondretoutes les questions. Votre présence ici estdéjà pénible pour moi ; n’en augmentezpas l’embarras en voulant m’imposer vosservices.
J’ai beaucoup pleuré alors à ce sujet,mais c’était au commencement ; plus tardje me suis endurcie. Mon père ne m’aimaitpas, il ne m’aimerait jamais. C’était unmalheur, comme tout dans ma vie avait étéun malheur. Il y a des personnes qui naissentmarquées pour la douleur. Il fautqu’elles se résignent de bonne heure ; jem’étais résignée.