PAR LA FAUTE

DE M. DE BALZAC

PAR ANDRÉ MAUROIS

LES AMIS D'EDOUARD
N° 56

La soirée s'était passée à fumer des cigarettes en portant sur leshommes et les œuvres des jugements aussi dépourvus de bienveillanceque de solidité quand, vers minuit, la conversation se ralluma toutd'un coup, comme ces feux que l'on a cru morts et qui réveillent ledormeur surpris dans une chambre illuminée.

On en était venu, j'ai oublié comment, à parler de l'inconsistancedes caractères, de cette folle incohérence des désirs et dessentiments qui fait le même homme capable tour à tour de courage et delâcheté, de libertinage et d'austérité, qui mêle parfois unepureté véritable à l'exercice de la prostitution et une générositésincère à une avarice active, enfin qui rend si difficiles à prévoirles actes des êtres que l'on croit connaître le mieux, et le jeuneBazire, qui ne perd jamais de vue les thèses favorites de son parti,avait aussitôt profité de ce beau terrain pour les y déployer enordre de bataille.

—Eh! oui, avait-il dit, ce que vous appelez une «personnalité» n'estqu'un chaos de sensations, de souvenirs, de tendances, et ce chaos estimpuissant à s'organiser lui-même. Mais vous semblez oublier qu'ilpeut être organisé de l'extérieur. Une doctrine peut orienter cespetits éléments dispersés comme un aimant oriente les grains delimaille. Un grand amour, une croyance religieuse, un préjugé plusvigoureux que les autres introduisent dans un esprit l'invisiblearmature qui lui manquait et lui permettent d'atteindre à cet étatd'équilibre qui est en somme le bonheur. Le point d'appui, le pointd'accrochage d'une âme doit toujours être en dehors d'elle, et c'estpourquoi...

À ce moment Renaud ferma d'un geste sec le livre qu'il feuilletait.

—La religion? dit-il en se frottant l'œil gauche... Oui, la religion,la passion peuvent mettre de l'ordre dans un esprit... Oui... Mais pourmoi qui n'ai, ni le bonheur de croire, ni la délicieuse folie d'aimer,la grande force d'équilibre, c'est plutôt la fiction... Le PrinceAndré, de Tolstoï, le Lucien Leuwen, de Stendhal, voilà les«organisateurs de mon chaos»... Et je ne crois pas que mon cas soitbien rare... Est-ce que Rousseau n'a pas en son temps modifié, et mêmecréé, la sensibilité de quelques millions de Français? D'Annunziocelle de l'Italien moderne? Wilde celle de quelques Anglais du début dece siècle?... Et Chateaubriand?... Et Rimbaud?... Et Barrés?

—Pardon, interrompit l'un de nous, ont-ils créé la sensibilité deleur temps ou l'ont-ils simplement notée?

—Notée? Jamais, cher ami... Les types que dessine le grand écrivainsont ceux qu'une époque souhaite, non ceux qu'elle offre. Le chevaliercourtois et galant de la chanson de geste a été imaginé dans unmilieu de brutes, puis il a transformé ses lecteurs. Le hérosdésintéressé du cinéma de Los-Angeles est celui d'une nationd'hommes d'argent. L'art présente des modèles, l'homme les réalise,et en les réalisant les rend inutiles en tant qu'œuvres d'art. Quandla France fut pleine de Manfreds et de Renés véritables, elle sedégoûta du romantisme. Proust va nous faire une générationd'analystes qui auront horreur du roman d'analyse et n'aimeront plus quede beaux récits tout nus.

—Excellent sujet de conte d'Hoffmann ou de Pirandello, dit le jeuneBazire: les personnages du romancier s'animent et le maudissent...

—Rien n'est pourtant plus certain, cher ami, et cela est vrai jusqu'auxdétails... Les gestes mêmes de vos personnages deviendront un jour desgestes de chair. Vous souvenez-vous d'une phrase de Gide: «Que deWerther secrets s'ignoraient

...

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